Comment le Digital Markets Act peut accélérer la croissance de l’économie numérique en Europe ?
Plusieurs études mettent en avant les entraves à la concurrence qu’engendreraient certaines entreprises de l’économie numérique. En revanche, beaucoup moins d’attention est portée sur la création de valeur par les plateformes numériques, un élément essentiel à prendre en compte dans l’élaboration des interventions réglementaires sur ces marchés.
Dans une étude récente pour l’Association européenne des professionnels de l’informatique et de des télécommunications (CCIA), nous nous sommes interrogés sur la création de valeur par les plateformes numériques, et l’impact du DMA sur certaines pratiques qui, sous certaines conditions, peuvent être bénéfiques pour les utilisateurs.
À leur niveau le plus élémentaire, les plateformes numériques agissent comme des intermédiaires, mettant en relation un ou plusieurs types d’utilisateurs, facilitant de fait leurs interactions et engendrant des effets de réseaux positifs. Néanmoins, la plupart des plateformes numériques génèrent des bénéfices non-négligeables au-delà de ceux offerts par la seule intermédiation, en tant qu’:
- agrégateurs: en aidant les entreprises à réaliser des économies d’échelle tout en réduisant les coûts de transaction et en améliorant la qualité des services fournis aux consommateurs;
- innovateurs: réaliser des économies d’échelle en élargissant leur offre aux utilisateurs par l’ajout de nouvelles fonctionnalités et de nouveaux services, ce qui favorise ainsi l’innovation et la concurrence dynamique tant au sein des écosystèmes qu’entre eux.
Cette étude, mandatée par la CCIA, examine la littérature académique (y compris de la recherche en économie, en sciences de la gestion et des technologies de l’information) sur les marchés des plateformes et leur gestion afin d’illustrer comment les plateformes se font concurrence et créent de la valeur pour leurs utilisateurs et les entreprises. Nous illustrons notre propos par un grand nombre d’exemples et d’études de cas provenant de marchés en ligne et hors ligne. Notre brochure infographique résume les principales conclusions du rapport (disponible en anglais uniquement).
Le rôle d’agrégateur des plateformes
L’association de différentes fonctionnalités et services par des plateformes stimule la croissance économique en facilitant les transactions entre utilisateurs et entreprises, en élargissant le choix disponible pour les utilisateurs, et en permettant aux entreprises de réduire leurs coûts via des économies d’échelle. Ce type de pratiques est observé hors ligne (par exemple, dans les supermarchés) mais également en ligne (par exemple dans les app stores).
A l’instar des entreprises hors ligne, les plateformes en ligne peuvent utiliser un traitement préférentiel, ou self-preferencing, pour promouvoir certains services et créer un environnement de confiance pour les utilisateurs. Par exemple, les plateformes aident leurs utilisateurs à trouver le contenu et les produits les plus pertinents pour eux.
De même, les plateformes peuvent exploiter les données pour mettre en relation les utilisateurs avec les options les plus pertinentes et personalisées. C’est par exemple le cas de certaines des marques de distributeur (MDD)
L’étude explore ce principe de création de valeur par l’agrégation avec une étude de cas détaillée sur Google Maps, qui illustre comment la combinaison de ces différentes pratiques peut générer des bénéfices d’agrégation tant pour les utilisateurs que pour les utilisateurs professionnels.
Le rôle d’innovateur des plateformes numériques et la concurrence dynamique
L’association de différentes fonctionnalités, services ou outils peut inciter les plateformes numériques à innover, et ainsi permettre à des tiers d’innover également sur celles-ci. Les utilisateurs bénéficient de ces pratiques qui, directement ou indirectement, améliorent les fonctionnalités mises à leur disposition.
La traitement préférentiel (self preferencing) peut également jouer un rôle positif dans la stimulation d’une concurrence dynamique en permettant aux plateformes d’offrir aux consommateurs le choix entre plusieurs modèles économiques, tel que l’écosystème plus « fermé » de l’iOS d’Apple en concurrence avec l’écosystème plus « ouvert » d’Android de Google.
De même, les entreprises en ligne et hors ligne peuvent exploiter leurs données et leur savoir-faire pour stimuler l’innovation. Par exemple, AWS exploite le savoir-faire institutionnel d’Amazon pour proposer une solution flexible de services de cloud computing aux entreprises tierces.
Enfin, la décision d’Apple de s’approvisionner en interne en processeurs destinés à ses ordinateurs de la gamme Mac a également ouvert la voie vers une intégration plus étroite du hardware et du software de la marque, et illustre ainsi la façon dont une plateforme est capable de générer de la valeur ajoutée auprès des consommateurs et des entreprises en facilitant une concurrence dynamique en tant qu’innovateur et catalyseur d’innovation.
Conséquences pour le DMA
Le DMA imposerait une série de 18 obligations et interdictions à toute entreprise identifiée comme gatekeeper. Ces obligations couvriront un ensemble de pratiques propres aux entreprises hors ligne et en ligne, qui, comme démontré dans notre étude, peuvent générer des bénéfices significatifs pour les consommateurs et les utilisateurs professionnels.
L’accent mis par le DMA sur l’efficacité à court terme (favorisant la protection de la contestabilité et de l’équité au sein de ces marchés) risque de se faire au détriment de la création de valeur pour les consommateurs sur le long terme grâce à l’innovation et à la concurrence dynamique, et ce, aussi bien sur les plateformes qu’entre elles. Par conséquent, le DMA crée un risque de réglementation excessive en restreignant toute une série de pratiques commerciales courantes, tant hors ligne qu’en ligne, pouvant ainsi avoir des effets positifs nets pour la société. En particulier, l’approche « générique » et « de principe » u DMA pour interdire des pratiques également propice à la création de valeur ajoutée risque de ralentir la croissance de l’économie numérique européenne.
Le DMA marque une rupture par rapport aux principes juridiques et à l’analyse économique requis dans le droit de la concurrence. Cela se manifeste notamment dans un projet de cadre réglementaire qui n’inclut ni la nécessité d’entreprendre une analyse formelle de la position dominante ou des parts de marché, ni l’évaluation des effets de la conduite et des remèdes à imposer. Il ne prévoit pas non plus de possibilité d’une voie d’appel claire des décisions « sur le fond » devant des tribunaux spécialisés.
En conséquence, nous recommandons que l’UE élabore un cadre plus flexible et plus adapté, dans un but de cohérence avec les principes du droit de la concurrence. Ce cadre pourrait s’inspirer du cadre réglementaire européen des télécoms, ainsi que de la propositions de la Digital Markets Taskforce au Royaume-Uni, qui exigent une évaluation des spécificités du marché telles que la qualité, l’innovation et d’autres indicateurs non-tarifaires avant l’imposition de mesures correctives adaptées.